A l'origine notre père obscur

Kaoutar Harchi

Actes Sud

  • Conseillé par
    9 décembre 2014

    C'est une maison à l'écart de la ville, une maison en pierre, sombre, avec une salle d'eau, une cour intérieure, une pièce commune et des chambres sans fenêtres. Ici ne vivent que des femmes. Amenées par un mari, un frère, un cousin, un homme qui a jugé qu'elles n'étaient plus dignes de partager la vie familiale. Réelles pécheresses ou victimes de la rumeur, elles vivent dans l'attente du pardon et d'un possible retour auprès de leurs maris. Une enfant a grandi dans cette maison, parmi les répudiées. Elle aussi attend. Même si la Mère ne fait jamais partie de celles qu'on vient chercher, même si après quinze longues années de réclusion, l'espoir est mince. Le Père, un jour viendra. Et s'il ne vient pas, c'est elle qui ira, chercher son amour et sa protection dans la riche maison où il vit entouré d'une famille qui a chassé la Mère, mais qui est aussi sa famille et ne pourra rien faire contre les liens du sang et de l'amour.

    Cela commence dans un huis-clos étouffant. La fille entourée, oppressée par des femmes cloîtrées, rêve évidemment de liberté. D'ailleurs, la porte de la maison n'est pas fermée à clé. ''Il suffirait d'un pas'' dit-elle à la Mère, à la fois suppliante et résignée. Car plus sûrement qu'un verrou, c'est le poids de la tradition qui pèse sur la porte qui les tient éloignées de la vie. Intimité forcée, promiscuité, les femmes meurent à petit feu...mais se réconfortent aussi, se soutiennent. Seule la fille est solitaire. La Mère s'en est éloignée à mesure qu'elle grandissait, pour lui donner une leçon de vie, lui apprendre la froideur et le rejet du monde extérieur. Le grand absent est évidemment le Père, celui qui les a conduites ici, pressé par sa famille. Il n'est qu'une ombre menaçante alors qu'on la voudrait protectrice.
    Difficile de s'immerger dans ce monde décrit avec une certaine distance. Kaoutar HARCHI n'a voulu nommer ni le pays, ni la ville, ni les femmes. On pourrait être tenté de situer l'action dans un pays d'Afrique du Nord (l'auteure est d'origine marocaine) mais plus largement cet endroit où l'homme est tout-puissant et soumet la femme pourrait être n'importe où dans le monde. La femme oppressée, bafouée, répudiée, la femme accusée des pires maux, la femme qui n'a droit ni à la parole ni à la justice, la femme qui porte le péché en elle...La société faite par et pour les hommes, la société qui juge, qui rejette, qui ostracise...C'est la condition féminine qui est décrite ici dans la métaphore de cet enfermement qui est le carcan où les femmes sont confinées quand on a peur de leur éventuel pouvoir.
    Une belle écriture, qui va du concis au lyrique, de l'incisif au poétique, mais qui peut émouvoir ou laisser complètement sur le bord de la route le lecteur, selon sa sensibilité.


  • Conseillé par
    26 septembre 2014

    Sublime !

    Milan Kundera prédisait, il y a quelques années déjà, le déclin du roman, de plus en plus appauvri du fait d’une imagination réduite à une peau de chagrin … Il n’en est rien chez Kaoutar Harchi.

    Une intrigue forte et terrifiante comme une tragédie grecque, un ressort bandé à l’extrême dans cette maison de femmes, une jeune fille digne des plus grandes figures de l’Antiquité, plusieurs voix de femmes aussi, toutes aussi puissantes que la première. Une quête identitaire de cette jeune fille, à la recherche de ce père qu’elle n’a jamais connu, de sa famille aussi.

    Dire que j’ai été portée par ce roman serait encore en deçà de ce que j’ai pu ressentir. La claque de la rentrée littéraire, la puissance chorale, la force des mots, une syntaxe qui allie perfection poétique à une syncope maîtrisée, la beauté sombre de l’intrigue aussi.


    Le texte pose la problématique de la place de la femme, et de son corps surtout, au sein d’une société soumise à des lois archaïques. L’irrespect au centre de tout, la négation aussi de la mère, son abandon même, puis l’envol d’une personne, d’une individualité. On touche au beau. Au sublime même.


  • Conseillé par (Libraire)
    1 août 2014

    Un récit magnifique sur le poids du patriarcat

    Dans la "maison des femmes", une demeure coupée de la vie par de hauts murs de pierres, vivent toutes celles qu'un mari, un père ou un frère ont décidé d'enfermer. Coupables ou soupçonnées d'avoir entaché la réputation et l'honneur de la famille, elles se voient condamnées à attendre qu'un jour peut-être, ceux-ci reviennent les libérer. Au milieu de ces femmes invisibles, une jeune fille grandit dans le vide d'une mère absente. Face à la solitude et au manque, elle se prend à rêver à ce père obscur qui la ramènera peut-être un jour parmi les siens.

    "À l'origine notre père obscur" est un roman d'un souffle rare, viscéralement ancré dans nos sociétés modernes et qui semble pourtant appartenir à un autre univers. Il évoque au lecteur, un Orient lointain et fantasmé quand soudain, certains éléments nous ramènent brusquement à notre propre quotidien comme pour signifier que le propos tenu dans ces pages est malheureusement universel.

    Ce roman est aussi et surtout celui de la dénonciation du poids du patriarcat qui pèse comme une condamnation sur toutes les femmes sans jamais pouvoir s'en défendre. Il n'y a pas de gardien dans la maison des femmes, pas de serrure ni de clef pour les retenir si ce n'est elles-mêmes. C'est bien là que réside toute la justesse du propos de Kaoutar Harchi. En découvrant cet univers à travers les yeux d'une jeune fille né en dehors de ce système, c'est toute l'absurdité du patriarcat que l'auteure met en lumière. Prisonnières des traditions, ces femmes reproduisent des coutumes et des règles qu'elle haïssent et qui les enchaînent. Quel espoir alors? La jeune fille peut-être, qui après avoir rêvé du "père obscur" parviendra à se libérer des liens qui entravent les femmes.

    Une réflexion puissante et juste, une histoire mère-fille et père-fille déchirante. Bouleversant.